Etat des textes constitutionnels francophones. La notion de nom de fonction.




Edwige Khaznadar                                                                        Université d'Ottawa - 7 juillet 2005


 


 


ETAT DES TEXTES CONSTITUTIONNELS FRANCOPHONES


LA NOTION DE "NOM DE FONCTION"


 


Résumé - Le féminin progresse dans les pays francophones dans la désignation individuelle des femmes, mais le masculin dit "générique" est hégémonique dans les textes institutionnels, perpétuant la symbolique du féminin subordonné.


Ainsi les textes constitutionnels ne sont pas atteints par les politiques dites de "féminisation". Par ailleurs leur "désexisation" est impossible dans les langues à genre.


La Suisse romande est le seul pays francophone occidental appliquant dans sa Constitution le principe de "parité linguistique", qui pose le masculin et le féminin à statut égal, chacun avec sa signification spécifique, actualisant ainsi l'existence des femmes comme des hommes dans le discours officiel.


La France pour sa part obéit à la doctrine académique édictée en 1998 par la "Commission Générale de Terminologie", pour qui le nom de "fonction", du domaine public, ne peut être que masculin, le nom féminin étant relégué au domaine privé. L'analyse de l'argumentation de cette Commission montre une appréhension erronée de ce qu'est le neutre et l'absence de toute prise en compte de l'invariant sémantique /être humain de sexe masculin / contenu dans le nom masculin.


Le stéréotype social affectant le domaine public aux hommes, le domaine privé aux femmes, est ainsi pérennisé. La nécessaire transformation des mentalités passe par la parité dénominative des femmes et des hommes dans les textes régissant les nations.


 


 


 


 


 


Dans les pays occidentaux de langues à genre masculin et féminin pour la dénomination humaine, l'emploi du féminin pour désigner une femme progresse actuellement presque partout, en particulier dans les pays francophones et les autres pays de langue romane. L'étude d'Anne Dister et de Marie-Louise Moreau sur "Les dénominations des candidates dans les élections européennes" (à paraître en 2006) le montre dans le discours politique, la lecture quotidienne de la presse le montre également . Mais il s'agit de la désignation de femmes individualisées : "Madame Angela Merkel, chancelière". En même temps l'observation des discours généralisants montre que la dénomination humaine est, toujours presque partout, dominée par le masculin considéré comme "générique" : "Le Président de la République est élu pour cinq ans." (Constitution française -Titre II - Art. 6)


 


Il faut en même temps prendre en compte la domination linguistique anglo-américaine où les noms d'agents sont pour la plupart non marqués en genre : « the president », personnage récurrent dans les médias, c’est M. Bush, M.M. Chirac ou Sarkozy, des hommes, comme la quasi-totalité des chefs d’Etat mondiaux. La traduction en français du titre « the president » en général par « le président », un « président » abstrait, est une traduction incomplète, marquée par une vision unilatéralisante restreignant concrètement cette dénomination aux seuls personnages toujours et dans tous les cas nommés par ce terme, c’est-à-dire uniquement des hommes. C’est pourquoi il est possible de considérer qu'en français l’emploi du masculin que l’on dit générique est une pratique sans doute traditionnelle,  en fait profondément enracinée, mais partisane. Le dédoublement « le président ou la présidente » n’est pas une prise de position « féministe », c’est en français le moyen linguistique sans ambiguïté, pour tout individu du "peuple souverain" quelle que soit son instruction, de désigner en démocratie le personnage apte à la fonction de présidence. La masculinisation systématique occulte la réalité sociale des femmes. Elle infléchit idéologiquement et symboliquement le discours, le dédoublement masculin/féminin ne souffre pas de cette partialité.


 


Le travail de l'Office de la Langue Française au Québec et de Pierrette Vachon-L'Heureux sur un nouveau guide de rédaction dite épicène est une ouverture remarquable pour dépasser ce blocage. Nous prendrons d'abord en considération trois concepts à la base de notre thème, ceux de féminisation, désexisation et parité linguistique, pour jeter ensuite un regard sur la rédaction actuelle des constitutions francophones occidentales, et analyser pour terminer la notion de "nom de fonction" avancée en France pour écarter le féminin des textes institutionnels.


 


I - Les trois concepts de base.


a/ Leur définition.


Le terme le plus couramment employé dans notre thématique est celui de féminisation. S'agissant de l'introduction en discours des formes féminines des noms communs de personnes absentes jusque là, il est employé avec justesse pour signifier une action en cours d'accomplissement. Mais il pose d'abord l'absence du féminin. Cette position rejoint celle des grammaires traditionnelles pour lesquelles le "nom" est masculin, le féminin "à former", donc inexistant au départ, alors que le nom féminin de personne est une donnée de la langue au même titre que le nom masculin. Il convient donc d'employer le terme de "féminisation" avec réserve.


 


La politique de désexisation tend à l'effacement le plus complet possible de toute marque de genre, radicalisé par les mouvements queer nord-américains, comme le préconise Judith Butler. Cet effacement est impossible dans les langues à genre parce qu'il n'y a pas ou infiniment peu de noms de personnes non marqués en genre, le masculin y est marqué morphologiquement au même titre que le féminin. Considérer dans ce cadre le masculin comme "neutre" - ce qui est indéfendable linguistiquement - c'est entériner l'hégémonie actuelle du nom de l'homme dans les discours généralisants.


La parité a été en France d'abord un concept politique au départ de la réforme constitutionnelle de 1999, introduisant le principe suivant :


"La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives." (Constitution française - Titre 1 - Art. 3)


Le principe a été combattu par les tenantes de l' "universalisme"  dont Elisabeth Badinter, partisanes d'une conceptualisation désexisée de l'humanité. La notion de parité est intéressante parce que, par-dessus toutes les autres distinctions, de race, de religion, de moeurs, elle pose la sexuation hommes/femmes de l'humanité comme universelle. Se substituant à une catégorisation binaire qui subordonne le deuxième élément d'une opposition au premier, c'est l'alternance égalitaire à l'intérieur d'une dualité de fait.


Dépassant la "féminisation" traditionnelle et la "désexisation" radicale, la réflexion linguistique gagne à utiliser le concept de "parité", qui est l'égalité absolue de statut entre deux éléments semblables sans être similaires. C'est le cas des humains hommes et femmes, c'est le cas des noms communs de personnes féminins et masculins. La parité linguistique est la formulation employée dès 2002 au 3e Congrès International RFFP (Recherches Féministes dans la Francophonie Plurielle) de Toulouse.


b/ Leur utilisation selon les pays.


La récente thèse de doctorat de Chrystel Breysse intitulée "Du général aux particulières – Politiques de féminisation de la langue en France, Belgique, Suisse et Québec" (le "général" est le masculin dit générique) nous donne un tableau des politiques d'équilibrage de la langue. On y relève les informations suivantes :


- Le Québec dès 1979 est le premier à introduire ce travail, conçu comme "féminisation".


- La Suisse, à partir de 1986, se préoccupe de "l'usage de la forme féminine", "la formulation non sexiste", "la formulation qui respecte l'égalité des sexes", "l'égalité linguistique" : l'emploi du terme de "féminisation" apparaît comme marginal dans les textes retenus dans la thèse.


- La Belgique entreprend en 1993 la formulation des "règles de féminisation" achevées l'année suivante.


- La France en 84-86 et en 98-99 ne parle que de "féminisation".


 


La conceptualisation la plus proche de celle de "parité linguistique" apparaît donc en Suisse romande.


 


II - La rédaction des constitutions selon les pays.


 


Un parcours des textes constitutionnels de ces quatre pays permet les relevés suivants :


- Pour le Québec, voici un échantillonnage des désignations humaines dans le texte concernant "Le fonctionnement de l'Assemblée Nationale" : - "le rôle du député... le député exerce... en tant que législateur, il... en tant que contrôleur il... il est le représentant de tous ses électeurs... à l'écoute des besoins de ses concitoyens, il....


Ce qu'on peut relever dans le texte français de la Constitution canadienne montre cependant un gros effort de recherche de formulations non marquées en genre : - "la communauté linguistique... le public ... communiquer avec le siège ou l'administration centrale des institutions... avec tout bureau des institutions...


mais : - " les citoyens canadiens... ils... le ministre de la Justice..."


Sauf erreur due à une lecture trop partielle, la politique de "féminisation" du Québec et du Canada n'atteint pas les textes institutionnels fondamentaux : les citoyennes sont rares.


 


- En Belgique  la bivalence de les Belges  facilite la rédaction, ainsi, dans le Titre II de la Constitution : Des Belges et de leurs droits,  mais  les citoyens sont masculins. Cependant  "l'égalité des femmes et des hommes est garantie" et l'assurance de la présence de personnes de sexe différent dans les postes électifs confère son extensivité aux députés, échevins....  qui suivent. Mais une question se pose : si le Roi confère les grades dans l'armée, le Roi sanctionne et promulgue les lois, le Roi a le droit de battre monnaie, etc., etc.,  quel titre donnera-t-on à une femme si le Roi n'a pas de successeur masculin ? Sans doute le pragmatisme des Belges saura-t-il pallier la déficience le moment venu. Etant posé que les déclarations initiales sur l'égalité des sexes fondent le droit, la représentation linguistique et donc la représentation mentale immédiate est cependant celle d'hommes, la dénomination féminine est discriminée.


 


- En Suisse, on lit dans les "Droits fondamentaux" : - ... le peuple suisse… les droits du peuple...  tous les êtres humains... l'homme et la femme... toute personne... tout être humain... les enfants et les jeunes... quiconque... les Suisses et les Suissesses...", formulations systématiquement répétées, ce qui désambiguïse parfaitement les quelques masculins qui paraissent. Il faut particulièrement citer  l'article "Présidence":


- "La présidence du Conseil fédéral est assurée par le président ou la présidente de la Confédération."


La Suisse semble seule cohérente entre les déclarations de principe et la rédaction, entre l'affirmation de l'égalité des hommes et des femmes et la représentation linguistique et donc sociale et symbolique qu'elle en donne.


 


- En France, hormis dans l'article 3 du Titre I du Préambule, où l'on trouve le terme  femme  dans "la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives", toute dénomination humaine féminine est exclue, y compris dans ce même article où l'on voit "Sont électeurs tous les nationaux français majeurs des deux sexes" : il n'y a pas de citoyennes nommément désignées..


 


III - La théorie française du "nom de fonction".


 


En un rappel rapide, l'introduction de la dénomination féminine dans les textes officiels français entreprise sous le ministère Roudy en 1984 a été violemment combattue par l'Académie française, puis mise sous le boisseau en 1986. Reprise en 1997 sous l'impulsion de quatre ministres féminines dont la Garde des Sceaux, elle a été exclue en 1998 des textes généralisants officiels sur avis de la "Commission Générale de Terminologie et de Néologie" près du Premier Ministre, qui comprend de droit au moins un membre de l'Académie française. Cette exclusion a reçu l'aval du Premier Ministre dans la préface du Guide de "féminisation" "Femme, j'écris ton nom" de 1999. Dans cette optique, le féminin doit être réservé au domaine privé, le masculin est considéré comme seul apte à la dénomination humaine dans le domaine public.


 


L'argumentation académique de 1984 a commencé par s'appuyer sur la déclaration que le masculin, c'est un neutre. La position étant indéfendable, c'est la théorie structuraliste du "genre marqué" qui a servi de point de départ. La grammaire structurale pose par postulat le masculin comme genre "non marqué", le féminin comme genre "marqué". Le parcours des textes exposant la théorie du genre "non marqué", en particulier la "Grammaire Structurale" de Jean Dubois, n'offre nulle part une justification de la déclaration selon laquelle le masculin serait "non marqué", ni la définition de ce que serait cette "non marque", si ce n'est par affirmation préliminaire sous forme de postulat,  systématiquement répétée par la suite. L'observation objective du lexique montre que le masculin est en fait morphologiquement marqué par des déterminants et des finales spécifiques le caractérisant comme "genre masculin" en correspondance au "genre féminin" en une alternance régulière.


 


L'argumentation  du " Rapport sur la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre"  de 1998 reprend les justifications développées précédemment par l'Académie, mais en substituant massivement  à la formulation "masculin non marqué" celle de "fonction", et en substituant "neutralité" à "neutre" :


- "…cette neutralité est exigée pour la désignation des fonctions…"(p.1)


- "…la règle de neutralité des fonctions…" (p.2)


- "…sa fonction (qui doit rester marquée par la neutralité)" ( p.31)


- "Il est donc nécessaire de désigner dans un texte nominatif la personne qui est titulaire d'une fonction en utilisant son appellation statutaire" (i.e. au masculin - on remarque au passage que l'explicitation "son appellation au masculin" est évitée) (p.33)


- "…l'impersonnalité des fonctions…" (p.33)


- "…la fonction impersonnelle…"(P.33)


- "…le principe de neutralité des fonctions…" (p.35)


 


Il ressort donc du texte que la position tenue par la Commission est la position universaliste qui, en langue française, à la recherche d'un neutre inexistant, promeut le masculin comme seule forme officiellement admissible, rejetant la forme féminine, dénomination de la femme, dans le domaine informel. Selon cette position, "Conseiller à la Cour des Comptes"  est un "nom" (de fonction), "Conseillère à la Cour des Comptes" n'est pas un "nom" (de fonction), c'est un "féminin", genre "marqué". "Le Directeur de Cabinet " est un "nom de fonction", "La Directrice de Cabinet" est "un féminin", un terme de courtoisie - de galanterie - admissible dans les conversations et les écrits familiers. De nombreux locuteurs et locutrices en France partagent ce point de vue, et les textes officiels français obéissent à cette politique.


 


La théorie du "nom de fonction" masculin fait que le nom féminin français n'est pas "républicain" (p.50 du "Rapport"), il est donc normal qu'il n'y ait pas d'électrices, ni de citoyennes, ni de députées, ni de présidentes de la République, etc. , dans le discours constitutionnel français.


 


Pour sortir de ce discours sociologiquement marqué on peut  s'essayer à un travail de définition lexicographique. Est-il possible de poser dans un dictionnaire l'équivalence suivante :


"Président = fonction de présidence " ? Aucun dictionnaire ne le fait.


Il est nécessaire de rappeler ici, parmi d'autres,  l'observation de Pierre Bourdieu  :


"[...]. La force de l'ordre masculin se voit au fait qu'il se passe de justification : la vision androcentrique s'impose comme neutre et n'a pas besoin de s'énoncer dans des discours visant à la légitimer."(p.15)


 


CONCLUSION


 


Il est irréaliste de méconnaître le pouvoir symbolique du langage (nié par le Rapport - p.12). La langue anglaise, désexisée, est confortable, mais ne permet pas de dévoiler les manifestations de la contrainte de l'androcratie. La langue française et les autres langues romanes, oui. Si nous ne parlons qu'au masculin dans une langue à genre, nous adhérons à la mentalité minorant le féminin. Le pouvoir médiatique d'un texte institutionnel est puissant, la représentation linguistique des hommes et des femmes à égalité induit leur représentation mentale à égalité.


 


Les juristes féminines ont devant elles une tâche stimulante : la désacralisation du "nom de fonction" masculin, pour travailler à l'égale dignité, à l'égal statut des dénominations de la femme et de l'homme. La Suisse romande en montre la voie, de nombreux guides lexicaux et grammaticaux publiés au Québec, en France, en Suisse, par l'Union européenne pour l'Europe, en donnent les moyens.


Dans un monde où la mentalité binaire primitive infériorisant la femme est toujours dominante, et factrice du concept de l'inégalité entre les êtres humains par imprégnation dès le berceau de la supériorité d'un individu sur l'autre, la lutte contre ces inégalités doit être accompagnée d'une symbolique puissante. Le monde francophone possède les moyens linguistiques de cette symbolique. Fondant en droit les mesures de lutte contre toutes les inégalités, la parité hommes-femmes doit être inscrite nommément tout au long des grands textes institutionnels.


 


 


 


 


 


 


 


 


 


Bibliographie -


 


 


Atelier de Linguistique "Désexisation et parité" - Désexisation et parité linguistique - Le cas de la langue française - Coordination Véronique Perry - Ed. ANEF - Toulouse 2005.


 


Pierre BOURDIEU - La domination masculine  - Ed. Seuil  - Paris - 1998


 


Chrystel BREYSSE Du général aux particulières – Politiques de féminisation de la langue en France, Belgique, Suisse et Québec – Thèse sous la direction de Françoise Douay – Université Aix-Marseille I - 2002


 


Judith BUTLER - Trouble dans le genre - La Découverte, Paris - 2005. Traduction de Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity - Routledge, Londres et New-York - 1990 et 1999.


 


Commission Générale de Terminologie et de Néologie - Rapport sur la féminisation des noms de


 métier, fonction, grade ou titre - 1998 - <www.culture.gouv.fr/culture/ dglf/cogeter/feminisation>


 


CNRS-INaLF - Femme, j'écris ton nom… - Guide d'aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions - par Annie Becquer, Bernard Cerquiligni, Nicole Cholewka, Martine Coutier, Josette Frécher, Marie-Josèphe Mathieu - Préface de Lionel Jospin - Ed. La Documentation Française - Paris 1999.


 


Anne DISTER et Marie-Louise MOREAU - "Dis-moi comment tu féminises, je te dirai pour qui tu votes". Les dénominations des candidates dans les élections européennes de 1989 et de 2004 en Belgique et en France" -  Langage et société n°115, mars 2006, pp.5-45 .


 


Edwige KHAZNADAR -


"Le non-genre académique : théorisation de la domination masculine dans la doctrine langagière institutionnelle en France" - Nouvelles Questions féministes - "La parité linguistique" automne 2007 - Lausanne


 


Pierrette VACHON-L'HEUREUX et Louise GUENETTE - Avoir bon genre à l'écrit - Guide de rédaction épicène - Les publications du Québec 2007